Le Progrès- 29-03-2006
Marcel Gauchet donne son point de vue sur les manifestations anti-CPE.
Ces manifestations témoignent de la bonne ou de la mauvaise santé de notre démocratie ?
C’est très ambiguë. Soulignons déjà, et c’est une différence par rapport au passé, qu’elles ne traduisent pas un rejet de la démocratie. Mais c’est un signe de corruption de la démocratie : l’idée que le peuple peut s’exprimer directement, dans la rue, et qu’une minorité protestataire a toute légitimité pour s’opposer à une décision légale, prise par ne majorité démocratiquement désignée.
A qui la responsabilité ?
Aux institutions et à leur fonctionnement. Il n’y a pas de parlement digne de ce nom dans ce pays, donc pas de débat où les différentes options sont clairement représentées, et discutées, avec les compromis qui en résultent. D’où le sentiment d’un gouvernement qui décide de manière plus ou moins arbitraire, sans délibération collective. Et c’est là l’ambiguïté : dans ce cadre, la protestation n’est pas antidémocratique, elle exprime au contraire une demande de démocratie.
La crise se manifeste à chaque élection : défaite du pouvoir, victoire du « non ». On est dans le négatif. On ne vote pas pour des options, mais contre des hommes. C’est profondément malsain.
C’est propre à la France ?
Nulle part en Europe occidentale, la démocratie n’est très flambante. Mais la France est restée très politisée, avec une très forte attente vis-à-vis du pouvoir politique. Ainsi du contrat de travail : on aurait pu imaginer que son évolution relève de discussions entre les syndicats et le patronat. Non, c’est au gouvernement qu’on demande d’en décider ! Cette politisation rend évidemment encore plus insupportable le mauvais fonctionnement des institutions.
D’où le constat d’une France bloquée ?
Ce n’est pas inéluctable. Entre 1945 et 1975, la société française s’est radicalement modernisée. Mais elle vit très mal le changement actuel, imposé par le changement des économies à l’échelle mondiale, la mondialisation et la libéralisation. C’est toute notre tradition d’Etat pilote et protecteur qui est remise en question. La France donne l’impression à l’étranger, d’une citadelle assiégée. C’est le village Gaulois d’Astérix.
Mais Astérix est plutôt joyeux, pas du genre à s’autoflageller. Car Astérix est content dans son village, il n’essaie pas de rivaliser avec l’Empire romain. Nous, nous voulons encore jouer dans la cour des grands. Cela nous oblige à suivre des règles que nous détestons, et nous rend très malheureux.
La France, dit-on, n’aime pas sa jeunesse. Êtes-vous d‘accord ?
Jamais le sort des jeunes n’a paru si enviable. En même temps, la société est organisée par et pour les gens en place, et les retraités. On est presque dans le renversement du schéma classique, du « meurtre du père » qui permet le renouvellement : on aime nos enfants, mais il n’est pas prévu qu’ils deviennent des adultes. Notre génération du « babyboom » (j’approche moi-même de 60 ans) a voulu arrêter le temps. Elle s’est identifiée à la jeunesse à vie, encourageant l’irresponsabilité dans ses propre rangs et dans les générations suivantes. Elle a maintenu ses enfants dans l’infantilisme pour garder son statut, ses avantages acquis.
En politique, au moins, le passage de génération va se faire avec des candidats présidentiels quinquagénaires. Ce changement générationnel aura un impact gigantesque. C’est un élément d’optimisme, la possibilité d’un déblocage de la société.